Zac m’a dit

 

 

 

 

Nous sommes sur une barque du lac du bois de Boulogne; une flaque imbue d’immobilité. Zac y vient souvent pour chevaucher des filles inouïes sur l’eau. Il paraît que ça donne une sensation d’éternité. Les draps formels du mariage l’ennuient; même si, concède-t-il, ça peut produire de beaux orgasmes. Je rame au soleil en expliquant à mon ami insolite — à qui je n’ai pas osé confier l’épisode des quatre mille enfants du Vél d’Hiv — que je suis retourné voir Soko:

— Je l’ai harcelé. Je voulais des éclaircissements sur ce que Jean savait ou ne savait pas sur la Shoah.

— Et ?

— Il a fini par me lâcher du bout des lèvres que, parfois, ils avaient eu des doutes. Des doutes brefs, rien de sérieux, des impressions fugitives. Mais il a insisté: Auschwitz était impensable.

— Donc ton Daddy savait, conclut Zac.

— Pourquoi ?

— Personne ne doute dans le vide. C’est une impossibilité psychologique. On ne doute pas du néant, de rien. Douter en l’air, sans indices, n’a aucun sens. Avoir des doutes, même fugaces, c’est nécessairement refuser d’admettre ce qu’une partie de soi sait déjà.

— Tu crois ? ai-je demandé en toussant.

— Ou alors, ton Daddy n’a pas voulu savoir, parce que ça remettait trop durement en cause son engagement, ce qu’il était, sa perception du monde, les valeurs auxquelles il croyait et tenait mordicus. Tu dis que c’était vraiment un mec bien ?

— Oui.

— Alors il a dû se persuader qu’il faisait le bien.

— Ou le moins pire.

— Tu sais, même à Auschwitz il y a eu des médecins SS qui se percevaient comme des types formidables simplement parce qu’ils ont refusé de participer aux sélections qui déterminaient, d’un coup de menton, qui était bon pour le gazage ou le travail forcé. Les déportés eux-mêmes ont regardé ces gars-là comme des gens très bien ! Pour préserver l’estime de soi, l’homme peut se raconter n’importe quoi.

— Le Nain Jaune ne travaillait pas à Auschwitz, ai-je aussitôt corrigé.

— Qu’est-ce qu’il t’a raconté d’autre ton coco vichyste avec son tuyau dans le nez ?

— Que Jean était un type loyal, réglo: il n’a jamais renié sa fidélité à Laval. Alors que tout Vichy a ensuite retourné sa veste, dès que le vent a tourné.

— Ben voyons… ironisa Zac. Les Américains ouvraient les camps, diffusaient des images sans appel, et ton Nain Jaune, lui, au lieu de se tirer une balle dans la tête de désespoir, restait un mec bien, loyal ! Droit dans ses bottes, fidèle à son amitié ! En faisant de sa loyauté la preuve patente de sa probité… De l’art de manipuler en toute honnêteté l’abjection pour en faire… une vertu, un modèle d’exemplarité. C’est dingue tout de même ce que peut faire un être humain empêtré dans son besoin d’être correct…

— Il était vraiment réglo, ai-je repris en tentant une dernière fois de sauver l’honneur de mon grand-père. Soko m’a raconté que quand Jean a rendu l’ambassade de Berne au gouvernement provisoire, en 1944, il a remis à son successeur les fonds secrets — en liquide — jusqu’au dernier centime.

— Fidèle, loyal, honnête financièrement… répéta Zac rêveur. Il livrait les Juifs par familles entières, sans oublier les enfants, mais il mettait un point d’honneur à rendre les fonds secrets jusqu’au dernier centime… quelle époque !

— Je crois qu’il avait une conscience en ordre.

— Comment l’a-t-il fait taire justement, sa conscience ? Au prix de quelles contorsions ? Comment diable a-t-il protégé son âme effrayante de catho-réglo-fidèle-en-amitié ? Il n’a pas laissé de mémoires, ton Nain Jaune ?

— Non, rien.

— Des documents peut-être, des archives ?

Des gens très bien
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